“On est tous l’illettré de quelqu’un d’autre”

Bernard Lahire: Quand j’ai travaillé sur l’illettrisme, j’ai plus spécifiquement étudié les “discours” sur l’illettrisme.  J’ai regardé à partir de quand on a commencé à parler d’illettrisme en France. Le terme “illettré” est ancien. Il provient du latin illetteratus, synonyme de “qui n’a pas de lettres”, “qui est ignorant”. Mais le mot “illettrisme”, censé désigner des personnes ayant des difficultés à lire et écrire alors qu’elles ont été à l’école, est apparu en 1978, sous la plume de l’association ATD Quart Monde.

BERNARD LAHIRE, SOCIOLOGUE, PARIS, LE 4 AVRIL 2014.

J’ai essayé de comprendre comment le terme s’était diffusé dans l’espace public, jusqu’à devenir une priorité nationale en 1998. J’ai analysé le succès de cette “catégorie” illettrisme, pourtant très floue. Les définitions n’ont en effet cessé de varier, même au sein des organismes officiels.

Pourquoi l’illettrisme a-t-il été inventé alors?

En France, il existait le terme d’”analphabétisme”. Mais les historiens estimaient que la France était sortie de l’analphabétisme, au sortir de la Première Guerre mondiale, grâce à la scolarisation. Il n’y avait donc pas de mot pour désigner d’autres types de problèmes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’”analphabétisme” était surtout utilisé pour désigner les populations étrangères, les migrants venus du tiers-monde.

En s’occupant des personnes pauvres, ATD Quart Monde a progressivement été amenée à prendre en charge des actions de formation. Cela lui a permis d’identifier des difficultés de maîtrise de la langue écrite chez les adultes. Elle a alors inventé le terme d’illettrisme pour parler des ressortissants nationaux, qui ont été scolarisés mais qui ont “oublié” leurs compétences. C’est le chômage de masse qui a conditionné l’émergence de l’illettrisme.

L’illettrisme concernerait 2,5 millions d’adultes en France, selon l’Insee. Comment faut-il comprendre ces chiffres? Réfutez-vous l’existence d’inégalités face à l’écrit?

Depuis que l’on reconnaît publiquement la notion d’illettrisme, les statistiques et les définitions ont varié. De nombreuses personnes font des fautes de français, y compris des personnes diplômées, des chercheurs ou des journalistes! Dans le rapport au Premier ministre “Des illettrés en France” de 1984, les caractéristiques de l’illettrisme s’apparentent à un inventaire à la Prévert: certains formateurs interrogés parlent de fautes d’orthographe à chaque ligne, d’autres parlent de problèmes d’autonomie dans la vie courante… Les critères ne sont pas clairs. On peut avoir été scolarisé, mais dans une voix de relégation. En parlant de ceux qui ne “savent pas lire ou écrire”, on donne l’impression qu’il existe des personnes qui savent. Or c’est un continuum. On est tous l’illettré de quelqu’un d’autre. Cela devient un problème quand les gens sont dominés socialement.

Je ne conteste pas les inégalités. J’ai longtemps travaillé sur les difficultés des enfants des milieux populaires dans le rapport à la culture écrite. Mais j’ai voulu comprendre pourquoi on a soudainement autant parlé d’illettrisme et comment on en parlait. À l’époque, il fallait donner des chiffres pour faire exister la catégorie. Les experts, les politiques évoquaient l’illettrisme de façon très violente, sous couvert de venir en aide aux illettrés. Le problème, c’est quand on commence à dire qu’il est impossible de rester dans l’état d’illettrisme parce que l’on serait une mauvaise mère, un mauvais citoyen, parce que l’absence de maîtrise de la langue conduirait à la violence. Alors le terme est autant utilisé pour stigmatiser que pour lutter contre les inégalités.

Quelles catégories devraient selon vous remplacer l’illettrisme?

En tant que sociologue, je ne me pose pas ce genre de questions. Je n’essaie pas de changer le réel mais de le comprendre. La plupart des experts de l’époque se présentaient comme des démocrates soucieux des populations en difficulté. Mais derrière ces discours, il y avait des choses plus problématiques: une stigmatisation des populations les plus éloignées de l’écrit. Or, à force de faire rentrer les gens dans la catégorie pour faire émerger un problème social, on noie leurs difficultés. Je ne sais pas s’il faut absolument mesurer des inégalités de façon aussi globale. Je pense que l’Education nationale les connaît très bien. Avec les évaluations en CE2 et en sixième, nous savons quel est le rapport à l’écrit des élèves. Il est aussi possible de faire des enquêtes en dehors de l’école sur un certain nombre de compétences précises, mais ce n’est pas comme ça que l’on règlera les problèmes.

Le ministre de l’Economie Emmanuel Macron a dû s’excuser en janvier 2015  après avoir qualifié les ouvrières de l’abattoir Gad d’”illettrées”. Pourquoi ce terme est-il aussi péjoratif?

C’est un terme qui relève presque de l’insulte. Si les ouvrières en question l’ont mal pris, c’est qu’elles savent que le mot est disqualifiant. Avec sa bonne conscience de technocrate, Emmanuel Macron voulait évoquer leurs difficultés à retrouver du travail, tout en présupposant qu’un illettré ne sait pas conduire… Nul doute que dans la population ouvrière, il y a des personnes qui ont plus de difficultés à écrire que d’autres. Mais est-ce que c’est ça, le problème du chômage? En quoi faire des fautes d’orthographe empêcherait-il de trouver un emploi? Tout cela est rempli de présupposés.

Après les attentats du 11 janvier, le Premier ministre Manuel Valls a annoncé la création d’une Agence de la langue française, qui coordonnera la lutte contre l’illettrisme et l’analphabétisme. Qu’en pensez-vous?

L’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) existe déjà. Mais a-t-elle les moyens de sa mission? J’ai moi-même fait partie du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme entre 1996 et 1999 [ancêtre de l’ANLCI, NDLR], en tant que Président du conseil scientifique. Nous avions lancé des travaux pour sortir du flou de l’illettrisme, mais le GPLI avait des moyens assez misérables. Il y a eu beaucoup d’effets d’annonce et peu d’effets sociaux réels. Je pense vraiment que cette catégorie est devenue tellement floue qu’il faudrait arrêter de l’employer. C’est ce que j’avais suggéré à Ségolène Royal lorsqu’elle était ministre déléguée à l’Enseignement scolaire. Elle était d’accord, mais elle pensait que c’était trop tard: la catégorie existait et il fallait selon elle politiquement s’en servir.

Or je crains qu’en continuant à utiliser ce terme, les mêmes stigmates et les mêmes associations d’idées ressurgissent. Le linguiste Alain Bentolila, qui a été conseiller de Jacques Chirac, disait des illettrés qu’ils étaient “moins humains que les autres” [“Ces enfants-là seront moins humains que les autres”, propos tenus dans le cadre d’une tribune publiée le 5 octobre 1998 dans le quotidien Libération, NDLR]. On a atteint des sommets dans l’ignominie. Alors qu’il n’y a aucun lien attestable entre la difficulté de maîtriser la langue écrite et la violence. Dans un pays comme le nôtre où les plus fragiles subissent les effets les plus forts du chômage, on leur colle de surcroît une étiquette infamante.

Quelle politique serait mieux à même de résorber les inégalités d’accès à la culture écrite?

Il y a des acteurs qui agissent pour changer les choses, mais ils sont dépourvus de moyens. Proposons davantage de formation continue. Pourquoi les adultes ne pourraient pas, à n’importe quel moment de leur vie, suivre des formations pour acquérir de nouveaux savoirs ou raviver leurs compétences? C’est tout cela qu’il reste effectivement à faire. D’ailleurs, ce n’est pas parce que l’on vient de l’étranger, qu’on ne pourrait pas être aidé non plus. Si nous voulons traiter les problèmes les plus graves il faut s’atteler à des actions de formation et d’alphabétisation ciblées qui répondent à des besoins précis.