La Machine à lire du Havre

Depuis janvier 2014, la ville du Havre expérimente une application sur tablette destinée à améliorer les capacités de lecture des enfants.

Les nouvelles technologies sont souvent une distraction. Mais elles peuvent aussi aider à lire mieux, et plus. C’est en tout cas ce que semble démontrer le projet “Machine à lire”. Cette application d’aide à la lecture pour tablettes et smartphones est testée depuis janvier 2014 par des enfants issus des quartiers populaires du Havre. Ils sont une petite poignée (21 enfants du CE2 au CM1) a avoir eu entre les mains cette innovation. Ils ont découvert Les Trois Mousquetaires, les Chroniques martiennesL’Odysée et d’une dizaine d’autres histoires, classiques de la littérature ou romans de jeunesse disponibles dans cette mini-bibliothèque numérique.

L’application, qui mêle texte et audio, fonctionne sur le principe d’alternance entre pages lues et pages écoutées. Par défaut, la Machine propose ainsi au lecteur de lire des pages de texte, mais lui laisse aussi la possibilité, par moment, de se reposer en faisant appel à l’audition, avant de reprendre un cycle de lecture et ainsi de suite. Le tout en imposant un certain rythme. Les plages d’audio sont ainsi limitées en nombre afin d'”inciter à la lecture autonome“, précise Alain Bentolila, le linguiste à l’origine du projet. “L’objectif est d’améliorer l’endurance des petits lecteurs. Ceux qui s’essoufflent au bout de deux ou trois pages, ou qui paniquent devant l’épaisseur d’un livre“, explique Alain Bentolila. Avec son équipe de l’université Paris-Descartes, il a travaillé pendant deux ans et demi à concevoir cette application.

Du stylo à la tablette

Au centre social Le Satellite, situé dans le quartier populaire de Mont-Gaillard dans les hauteurs du Havre, on accueille les enfants des écoles primaires et maternelles avoisinantes. À l’occasion de la fin de l’année scolaire et du cycle d’animations, les familles étaient conviées à un goûter. Une façon aussi de présenter la “Machine à lire” aux parents et de les aider à installer l’application sur leur tablette, pour que les enfants puissent continuer à lire pendant les vacances.

Pendant que ces derniers se ruent sur les confiseries, le père d’Imane, 9 ans, témoigne: “La Machine à lire, c’est un outil utile pour apprendre le français. Nous, on a appris avec un stylo, alors qu’eux, ils ont les nouvelles technologies!” En classe de CE2, la fillette fluette aux boucles brunes trouve que “Aladdin, c’est très bien. Avec la Machine, on découvre des histoires”.

Responsable du centre de loisirs du Satellite, un des cinq sites pilotes de la Machine à lire, Sabrina Hardel exprime son enthousiasme. “Nous accueillons les enfants dans un cadre périscolaire. Il faut donc que les activités soient ludiques. Parmi ces enfants en difficulté, je constate une envie grandissante de lire. En fin de séance, ils ne décollent pas de leur tablette. Sur le groupe de sept enfants dont je m’occupe, cinq ont pris leur carte à la bibliothèque municipale.”

Des ateliers de compréhension

Si cette “Machine” fonctionne, c’est aussi parce que les animateurs et éducateurs s’impliquent dans l’accompagnement des jeunes lecteurs. Ainsi, en complément de l’utilisation de l’application, certains sites pilotes tel que Le Satellite on mis en place des “ateliers de questionnement de texte” (AQT). Durant des séances d’une heure par semaine environ, chacun est amené à discuter de l’histoire qu’il a lue. “Après une étape de lecture silencieuse individuelle, l’animateur prend vingt minutes pendant lesquelles chacun des lecteurs exprime ses représentations et ce qu’il a compris du texte et des personnages, répond aux questions ouvertes de l’adulte et émet des hypothèses. La troisième phase consiste en un arbitrage entre les interprétations inacceptables et celles que le texte autorise. Ensuite, l’adulte relit l’histoire pour retisser son sens avec les enfants à la lumière de toute la démarche”, explique Nicolas Papion, chargé de suivre le projet et responsable du pôle actions éducatives de la ville. “Ils intègrent ainsi les fameuses QQOQCP -Qui? Quoi? Où? Quand? Comment? Pourquoi?- essentielles à la compréhension du texte”.

Prévenir l’illettrisme

La Machine à lire et les AQT sont les deux piliers du projet “Lecture citoyenne”. Pour Alain Bentolila, “il s’agit de faire en sorte que le citoyen devienne responsable de sa lecture. Car en tant que lecteur, nous avons le droit d’exercer notre esprit critique et de proposer notre interprétation. Mais nous avons aussi le devoir de respecter le texte et ce que l’auteur a voulu dire. C’est une erreur de dire: ‘je comprends ce que je veux‘”.

Le linguiste estime aussi que le projet “Lecture citoyenne” est de nature à prévenir la formation de l’illettrisme. Selon la définition officielle de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), ce phénomène concerne les adultes qui ont été scolarisés, mais qui ont perdu ou pas assez consolidés leurs connaissances, au point de ne pouvoir lire une notice de médicament ou un panneau indicateur. “Parmi les lecteurs repérés en situation d’illettrisme lors de la Journée défense et citoyenneté organisée à Vincennes en 2010, j’ai observé avec mes équipes qu’un tiers d’entre eux étaient laborieux. Ils peinaient à déchiffrer les mots et à avancer dans le texte. Les 70% restants zappaient sur les mots, si bien qu’ils en venaient à raconter une histoire qui n’avait plus rien à voir avec l’original. Il y a 35 ans, les proportions étaient inverses”.

Alain Bentolila espère donc remédier au “problème d’attitude de lecture” de ces jeunes. Amené à se développer dans d’autres municipalités en France, le projet peut en tout cas compter sur le soutien de la mairie du Havre. Agnès Canayer, adjointe au maire chargée des affaires sociales nous a ainsi annoncé qu’elle doublerait la participation financière de la ville à la rentrée: “Nous avons aussi testé le programme auprès d’adolescents et de personnes âgées dans le cadre d’ateliers de mémoire. Quand je vois que ces personnes prennent ou reprennent le goût de lire, j’ai envie de soutenir le projet”. Financé jusqu’ici à hauteur de 64.000 euros par la ville du Havre, la fondation SNCF et l’université Paris-Descartes, le projet Lecture citoyenne va ainsi prendre une nouvelle dimension. Avant son évaluation finale, prévue d’ici à la fin 2016.